lundi 30 avril 2012

Immédiateté, et évocation indirecte


(NdT. C'est un peu anecdotique, mais quelque chose dans la traduction de cette phrase m'a semblé intéressant ; en tout cas ça m'a fait réfléchir.)

Emily Martin, p. 214 : elle vient de citer Les Mots pour le dire, roman autobiographique d'un auteur français, Marie Cardinal ; ça a l'air bien, je le mets sur la liste des livres que j'aimerais lire si j'ai l'occasion ou le temps. Il s'agit du moment où l'auteure bascule pour la première fois dans la folie, en écoutant un morceau d'Amstrong. Puis Emily Martin cite le commentaire sur ce passage d'un autre écrivain, Toni Morrison :
Toni Morrison writes that she remembers smiling when reading this passage, in part because Cardinal's recollection of the music had such immediacy, and "partly because of what leaped into my mind : what on earth was Louie* playing that night? "

Faut-il traduire "Toni Morrison writes that she remembers smiling..." par "Toni Morrison écrit qu'elle se souvient d'avoir sourit..." ?
Comme ça me paraît lourd, j'ai d'abord traduit par "Toni Morrison se souvient d'avoir souri en lisant..." Il y avait juste quelque chose qui me gênait diffusément.
Par ailleurs (mais il y a un lien, comme on va le voir), comment traduire "immediacy" ?

Or, voici le passage en question de Toni Morrison, qui est traduit en français (curieusement, dans l'édition française de 1993 que je consulte, le titre est en anglais sur la couverture, Playing in the dark, mais est ensuite traduit à l'intérieur du livre, dès la page 1 : Jouer dans le noir), p. 9 :
Je me souviens d'avoir souri en lisant ces lignes, en partie par admiration pour un souvenir si net, si présent, de la musique, en partie à cause de ce qui a surgi dans mon esprit : que diable Louis jouait-il donc ce soir-là ?"
(Ce qui est bizarre dans ma traduction ci-dessus devient plus clair je crois : le passage du discours direct -- "Je me souviens d'avoir..." -- au discours indirect : "Elle écrit qu'elle se souvient d'avoir..."demande en réalité une plus grande transformation de l'original. Du moins en français ; j'ignore comment c'est ressenti en anglais).
Encore une fois, il me manque un peu les catégories grammaticales pour le dire. Mais il me semble que le problème vient de ce que, dans la phrase de Morrison, l'expression "je me souviens" joue un rôle équivalent à celui du verbe introductif pour passer au discours indirect : "Toni Morrison écrit que..." ; c'est-à-dire qu'il s'agit d'un commentaire à un niveau supérieur qui énonce un fait (un souvenir). Je crois qu'on peut juste dire, sans changer aucunement le sens : "Toni Morrison écrit qu'elle avait souri en lisant..."

De manière plus secondaire, pour "immediacy", le problème est pour ainsi dire inversé. Il me semble qu'on peut dire que la description de Morrison -- "un souvenir si net, si présent" -- est du discours direct ; que la réécriture par E.Martin, qui résume ça avec une notion plus abstraite, "immediacy", est totalement justifiée pour du discours indirect. Mais comme, en français, "immédiateté" ne passe pas, j'ai envie d'utiliser une forme intermédiaire :
1) comme Martin, utiliser des substantifs qui collent mieux avec le discours indirect, mais
2) en utiliser deux (et en cela, je m'éloigne du texte que je traduis mais je ne trahirais pas l'original de Morrison) pour restituer une idée qu'un seul mot saisi mal en français. Cela donnerait :
Toni Morrison écrit qu'elle avait sourit en lisant ce passage, en partie à cause de l'évocation vivante et fraîche par Cardinal de la musique, et "en partie à cause de ce qui a surgi dans [son] esprit : que diable Louis jouait-il ce soir-là ?"


* Addendum :  pourquoi "Louie" dans la version anglaise de la citation de Morrison ? A cause de l'influence... du français. Voilà ce que dit Wikipedia : "Louis Daniel Armstrong (prononcer « Louis » à la française, que lui-même écrivait Louie par hypercorrection)..."

samedi 28 avril 2012

contrived to


Après plusieurs pages "faciles" à traduire, je tombe sur un nouveau noeud de problèmes : Emily Martin essaie d'établir, à travers des exemples tirés de l'histoire de l'art notamment, les liens entre la maniaco-dépression et les catégories de gender et de race. Or, en français l'usage de ces deux mots -- genre, et surtout "race" -- n'est pas le même du tout, et les mots restent difficiles d'usage, même si le sens anglais s'est banalisé dans les sciences sociales.
(Mais par ex., il me semble que je suis obligé de traduire, p. 211, "manic-depressive illness ... is equally prevalent across gender[s]" par [dans le cas de] "la maladie maniaco-dépressive (...) la prévalence est la même pour les deux sexes» ; ici je ne crois pas qu'on puisse garder "genre" en français.)
En outre, les catégories esthétiques, qui sont profondément liées au langage et à la culture, varient également. Et finalement je tombe sur ce mot, "contrived", qui ne devrait pas poser de problèmes, mais qui me laisse perplexe. p. 213 :
Race and Manic Depression
(...)
In the history of American expressive culture of the early twentieth century, "the primitive" marked an out-of-control and uninhibited energy culturally associated with the female, on the one hand, and the African American, on the other. Aesthetic primitivism in the 1920s could rest on "a stereotype of blackness contrived to erect white subjective potency."
(La fin est une citation de Joel Pfister, un texte qui n'est évidemment pas traduit en français.)
Je passe sur la traduction de "American expressive culture", "Aesthetic primitivism", "blackness", "white subjective potency" sans parler du titre, "race and manic depression" (mais les suggestions sont les bienvenues...) ; pour me concentrer sur ce petit mot tout bête, "contrived to".
WR dit : "parvenir à, trouver moyen de". Mais il me semble en fait qu'il n'y a pas d'équivalent en français. Deux-trois phrases que j'ai trouvées sur le net et qui utilisaient l'expression :
- (Un titre d'article, bien étrange) "Neil Lennon: Celtic have never contrived to claim there is a conspiracy against the club"
- (Une phrase où ça va, c'est clair) : This is all I know, but I know not, count, how you contrived to inspire so much respect in the bandits of Rome who ordinarily have so little respect for anything.
- (Pas clair du tout, mais ce n'est peut-être pas dû à "contrived"...) : Mrs. Bennet, through the assistance of servants, contrived to have the earliest tidings of it, that the period of anxiety and fretfulness on her side might be as long as it could.
...
(Les derniers exemples sont pris ici, un site qui semble intéressant, même si la définition qu'ils donnent du mot "contrived" est contredite par les 3/4 des exemples qu'ils donnent)
Je laisse les éventuels lecteurs réfléchir un peu, je mettrai sans doute ma traduction en commentaire.

mardi 17 avril 2012

Quand on doit infléchir la fonction des mots par rapport aux lecteurs

(NdT. Frustration... J'ai plein de notes en réserve mais pas le temps de les mettre en forme, alors même que c'est ce qui m'intéresse le plus, maintenant que la traduction a pris un côté un peu répétitif. Cette fois, c'est un truc un peu anecdotique, mais je préfère une petite note que rien. Surtout que ça se révèle assez long à expliquer finalement, comme toujours). 

Un rebondissement à propos d'une précédente note de blog (ma traduction de borrowed interest) ; je rappelle brièvement le texte et la traduction que je proposais :


Later, Jack Levy, medical director of an advertising agency, explained the general principle behind the effort: borrowed interest.  (...) "An example of borrowed interest would be using Cal Ripkin in an ad for a beta blocker. Cal doesn't take the drug, but we borrow his long duration and hope it sticks to the drug." (p. 154)

Qui devient :

Plus tard, le directeur médical d’une agence de publicité, Jack Levy, m’expliqua le principe général derrière cette démarche : capter l’attention par une voie détournée. (...) « Un exemple de voie détournée serait d’utiliser [le joueur de base-ball] Cal Ripkin dans une publicité pour un bêta-bloquant. Cal ne prend pas ce médicament, mais nous essayons de capter l’image de sa longévité exceptionnelle en espérant qu’elle soit associée au médicament. »

J'ai un petit échange de mails à ce propos avec Jérôme, dont j'apprécie toujours le point de vue rigoureux et souvent différent du mien. Il m'écrit : 



Ta traduction me convient, à un détail hors sujet près:  il me semble que "longévité" seul traduit déjà "long duration", et qu'en tout cas "exceptionnel" va beaucoup plus loin.

C'est vrai : pourquoi je me suis senti obligé d'ajouter "exceptionnelle" ?
Il faut remarquer que j'ajoute aussi entre crochet "[le joueur de base-ball]". Après réflexion, je crois que les deux ajouts vont dans le même sens, à savoir : le lecteur américain connaît Cal Ripkin, il sait que c'est un joueur de baseball dont la carrière a connu une exceptionnelle longévité, suffisante pour en faire un symbole intéressant pour une publicité.
Mais le lecteur français ordinaire ignorera tout cela. Une possibilité, un peu lourde, à laquelle j'ai recourt à d'autres endroits du texte est de mettre une note de bas de page. Une autre possibilité est d'ajouter quelques légères touches, qui pourraient se trouver dans le texte original. Il me manque des termes techniques grammaticaux pour expliquer cela, mais la fonction de la phrase change subtilement.
En gros, "Cal Ripkin" et " his long duration " ont pour fonction de renvoyer à une réalité extérieure ; alors que "[le joueur de base-ball] Cal Ripkin" et "sa longévité exceptionnelle" ont pour fonction d'informer le lecteur.
Dans le texte anglais original (qui est une citation orale), ce dont il s'agit est familier à l'interlocutrice (et aux lecteurs), qui combleront les trous tout seul. Dans le texte français, le lecteur l'ignore sûrement, donc on l'informe : c'est un joueur de base-ball et la durée de sa carrière a été exceptionnelle.
(Ce qui est discutable, c'est qu'on pourrait dire que "long duration" a une fonction informative : ça a été long. Je ne le pense pas. Je crois que ça renvoie vraiment à une information implicite ; de même que si j'écris juste en français "nous essayons de capter l'image de sa longévité", cela renvoie à une information implicite : quelle longévité ? Dire qu'elle a été "exceptionnelle" semble boucher ce manque, même si en un sens on n'en sait pas plus. Mais comme je l'ai dit, c'est subtil et il me manque des termes techniques pour expliquer cela. Y a-t-il un grammairien pour nous aider ?)


lundi 2 avril 2012

Parasitage

Petit coup de gueule vite fait.
Je vais sur google, mon outil de travail numéro 1, et je tape "to point beyond", pour trouver des occurrences qui me permettent de m'assurer du sens de cette expression (je n'écris pas "point beyond", pour avoir la forme verbale et pas "it is a point beyond which...")
Et voilà que, bonne surprise, je découvre qu'il y a, sur cette expression, une page sur WR (word reference), qui est un bon site que j'utilise énormément, malgré les défauts habituels des outils participatifs (et d'autres trucs, comme mediadico, dont je me méfie beaucoup plus). C'est même sous une forme plus précise que celle que je propose, "to point beyond sth" : 


Ce sont les premières choses qui sortent sur google ; c'est décevant de ne guère trouver tout de suite les textes qui utilisent cette expression, mais bien sûr je vais déjà voir ces références. Et là, j'ai ça :


Alors de deux choses l'une. Soit c'est une volonté délibérée de ces outils pour parasiter le travail (parce qu'ils fonctionnent à la pub ; il y a aussi une page du même acabit de reverso, un autre site bidon), soit c'est un effet pervers de la technique de référencement de google. En tout cas c'est du grand n'importe quoi. Pollution des moteurs de recherche.
NdT.

Hung up out of reach (quand l'échelle est mise un peu trop haute pour moi)

(NdT. Une semaine et demie sans note... zut et zut. Au moment où je traduis le chapitre 7, portant sur la pratique qui consiste à tenir le journal de ses états intérieurs dans un effort de gestion de soi, je m'avère moi-même incapable de la discipline que demande un blog. 
En fait j'ai plusieurs notes dans mes tiroirs, des trucs que je consigne au brouillon au moment où la question se pose dans mon travail ; mais je manque de temps pour finaliser l'idée dans une note en bonne et due forme.
Mais là, il n'y a pas trop de mise en forme à faire, et d'ailleurs il n'y a pas trop d'idée non plus. Le vide total. Ce qui, en un sens, est bien pratique.)

Cela arrive de temps en temps aussi : quand je ne comprends strictement rien à une phrase du texte.

Emily Martin a exhumé un "thermomètre moral" imaginé au XIXe siècle - un graphique où l'on consigne l'évolution de ses humeurs - qui préfigure les "tableaux des humeurs" contemporains (si c'est bien ainsi que je vais traduire "mood charts" ; leur usage, lié à une certaine approche de la bipolarité qui s'appuie sur la tradition américaine du "self-help", ne s'est guère diffusé en France pour le moment.) Elle cite à un moment l'inventeur du thermomètre en question, un certain B. Rush. C'est la page 196 de Bipolar Expeditions - où on pourra trouver la référence originale du texte :

"The inventor of the thermometer is persuaded that if ladies and gentlemen, young as well as old, were to use the instrument according to the directions which accompany it, they would find their own happiness increase, and their acquaintance more desirous at all times of their company; neither has he the least doubt, but husbands and wives, parents and children, masters and servants, would find their lives become gradually much more easy and happy by a proper attention to it. N.B. the scale had better be hung up out of reach."
L'inventeur du thermomètre est persuadé que, si les dames et les messieurs, les jeunes gens ainsi que leurs aînés, recouraient à cet instrument en suivant les indications qui l'accompagnent, ils verraient leur propre bonheur augmenter et leurs proches se montrer à toute heure plus désireux de jouir de leur compagnie. L'auteur ne doute pas davantage un instant que les maris et les épouses, les parents et les enfants, les maîtres et les domestiques verraient leur vie devenir progressivement plus simple et plus heureuse s'ils y portaient l'attention qui convient. ... (??)

Si quelqu'un a des suggestions...