Difficultés autour de "self-awareness" - à nouveau, il s'agit de thématiques qui s'ancrent, je crois, dans une philosophie américaine spécifique (proche des questions de self-help que j'ai déjà abordées ici).
Les passages en question, qui sont assez intrigants en soi (p.158-159) - il s'agit de savoir qui est le bon patient, du point de vue des publicitaires :
"Jane Fuller avait travaillé dans plusieurs campagnes publicitaires pour des médicaments psychotropes et je lui demandais si la publicité pour les médicaments psychotropes vise parfois directement les patients considérés comme malades mentaux. Elle pensait que cela serait contradictoire [parce que de tels patients peuvent ne pas être suffisamment conscients d'eux-mêmes pour agir de leur propre chef et aller chercher le médicament : because such patients might not have enough self-awareness to act on their own behalf by seeking the drug.)
Mais elle ajoutait que, si un patient prenait le médicament et commençait à se sentir mieux, il pourrait « s'investir », et commencer à se plaindre des effets secondaire quant au gain de poids ou à la sexualité. [En acquérant une conscience plus aiguë, un tel patient pourrait être en mesure de se comporter comme un bon consommateur, c'est-à-dire, de se comporter rationnellement et de chercher activement les meilleurs médicaments sur le marché : With increased awareness, such a patient might be able to behave like a good consumer,... ]
Cette traduction ne me semble déjà pas fameuse, mais c'est un peu après que je craque vraiment, quand Emily Martin commente :
(...) Maintenant nous pouvons voir que la publicité sous une forme directement adressée à la masse des consommateurs n'arrive pas à atteindre les gens considérés comme "moins conscients." : Now we can see that forms of advertising sent directly to the mass of consumers fall short of people who are thought to be "less aware."
Je vais consulter le dictionnaire des intraduisibles, l'article "Conscience", d'Etienne Balibar. Après des développements sur l'origine latine du mot et autres, apparaît le problème de traduction qui m'intéresse, p.270 :
"Depuis l'invention de la conscience, deux problèmes dominent l'expression du sujet dans les trois grandes langues philosophiques européennes et maintiennent entre elles un décalage permanent, à la limite de l'intraduisibilité, alors que les équivalences sont, en principe, fixées. [Le premier concerne l'allemand]. Le second concerne les difficultés inhérentes au discours psychologique, telles que les manifeste l'épreuve de la traduction des mots anglais consciousness et awareness."
L'explication est limpide sur le problème. p. 270 :
" La traduction des termes awareness et consciousness présente l'intérêt de mettre en évidence une difficulté théorique dont il n'est pas certain que les philosophes insulaires soient eux-mêmes bien conscients. (...) Les difficultés commencent lorsqu'il faut rendre consciousness et awareness dans un même contexte (on peut même trouver des expressions comme conscious awareness)."
[Conscious awareness : presque 3 millions d'occurrences sur Google.]
"(...) Les usages de awareness et consciousness ne sont évidemment pas disjoints, encore moins codifiés. Les contextes montrent que le terme awareness constitue
tantôt un équivalent non technique de consciousness, censé donner l'accès à une expérience commune (...)
tantôt le nom d'un phénomène élémentaire auquel pourrait se ramener l'énigme de la spécificité des phénomènes psychiques."
Mais l'explication du problème qu'il déploie se ramifie de plus en plus, celui-ci devenant de plus en plus aigu comme le note l'auteur. p.271, ce développement difficile mais intéressant pour moi :
"En fait, aware est synonyme de "non inconscient" (...) [Il y a] deux constructions rivales de cette idée d'expérience [qui correspondent] au fait que, d'un point de vue "objectiviste", ce qui fait problème est le rapport immédiat du sujet à lui-même (désigné par awareness), tandis que, d'un point de vue "subjectiviste", ce qui fait problème est le rapport immédiat du sujet aux objets (désigné par intentionality)."
C'est là qu'on commence à comprendre mieux le passage d'Emily Martin / Jane Fuller : ce qui fait problème, ce n'est pas le rapport à l'objet, mais le rapport du sujet à lui-même ; on peut penser, dans une toute autre tradition philosophique, au "souci de soi" de Foucault.
Le terme même de "sujet" vient alors à l'esprit : n'est-ce pas ainsi que s'exprimerait, en France, dans un contexte psychiatrique, une personne cultivée voulant puiser dans une philosophie diffuse de la personne ?
Le traducteur est en fait pris entre deux fidélités différentes : une fidélité au niveau de langage, cad rendre en français le discours d'une personne cultivée dans le domaine de la psychiatrie, et une fidélité à une notion philosophique dans son contexte, ici la notion de self-consciousness, ancrée dans le contexte américain.
En un sens, traduire par "sujet" ne convient pas du tout, en un autre sens on est très proche en réalité du genre de rapport au patient qui est en jeu.
Cela donnerait à peu près :
- "because such patients might not have enough self-awareness to act on their own behalf by seeking the drug." :
- "parce que de tels patients risquent de ne pas se comporter comme des sujets à part entière (might not have enough self-awareness) capables de leur propre chef d'aller chercher un médicament"
- "With increased awareness, such a patient might be able to behave like a good consumer, that is, behave rationally, and actively seek out the best drug on the market." :
- En devenant plus conscient de soi (with increased awareness), un tel patient...
- "Now we can see that forms of advertising sent directly to the mass of consumers fall short of people who are thought to be 'less aware.'"
- Maintenant nous pouvons voir que la publicité sous une forme directement adressée à la masse des consommateurs n'arrive pas à atteindre les gens considérés comme étant "moins des sujets" (people who are thought to be 'less aware.')
[Cela devient une véritable machinerie de traduction - traduire par "sujet", mais pas toujours + mettre l'expression anglaise originale pour garder le fil conceptuel + sans doute une note du traducteur.
Est-ce que j'ai le droit ?
Balibar, dans le même article, rapporte une anecdote à propos de la traduction de Locke. Celle-ci, dit-il, joue un rôle essentiel dans le débat philosophique européen sur le sens du mot "conscience". Or, là où Locke utilise self-consciousness, son traducteur de l'époque, Coste, garde le terme anglais et ajoute une note : "Self-consciousness : mot expressif en Anglois qu'on ne sauroit rendre en François dans toute sa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui entendent l'Anglois". NdT]
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