samedi 25 février 2012

Drugs as a managament tool (Que les "médicaments" ne permettent pas "la performance du calme")

(NdT : Pour le moment j'ai surtout discuté, dans ce blog, le sens d'un terme ou d'une expression nominale. Mais je crois que ça donne une image fausse des problèmes de la traduction et une philosophie biaisée des questions de langue ; dans la traduction, les "concepts", et ce qu'ils recouvrent, ne sont qu'une question secondaire - même si elle a l'intérêt d'être facile à illustrer avec google image. 
Le problème discuté ici me semble plus fidèle à mon travail habituel. Même si cela touche à des questions de concepts, il s'agit de remanier sur plusieurs points une phrase pour deux raisons : des questions de langue, simplement parce qu'on n'écrit pas telle ou telle chose en français, et des contraintes par rapport aux autres choix de traduction qui ont été faits dans le reste du livre.)

Bipolar Expeditions, p. 171 :
"Les médicaments doivent être considérés, non pas nécessairement [comme un outil de gestion : as a management tool], une conception qui soulève inévitablement la question de savoir si c'est le patient ou le médecin qui est en charge de la médication, mais plutôt comme quelque chose que nous pourrions appeler ["co-performers"]."
Deux petits problèmes :

  • "Management tool". La réflexion d'Emily Martin sur le "management" du malade est centrale dans ce chapitre. Non sans hésitation, je pense traduire partout management par "gestion". Mais "outil de gestion", ça me fait quand même un peu bizarre, ça me fait irrésistiblement penser à la filière économie et gestion.
  • "Co-performers" ? La notion de "performance" est fortement investie par l'auteure à un autre chapitre, donc il paraissait important de garder le terme : en principe, comme c'est l'habitude en sciences sociales, je traduis "performance" par "performance". Le terme ne recouvre pas la même chose dans les deux langues, mais je l'explique la première fois dans une note du traducteur. Le problème se pose cependant à nouveau quand c'est décliné sous une autre forme, qui n'existe pas en français, comme "perform / performer" (le verbe et le substantif anglais).

Les véritables complications arrivent ensuite :
"Cette terminologie ferait d'eux quelque chose comme des agents à l'intérieur de la personne qui permettraient [the performance of calm, of energy, of organization, or, if needed, of stability.] Les médicaments pourraient être considérés comme des enseignants qui permettent à la personne de vivre de tels états. Est-ce qu'un instrument de précision qui n'est que légèrement personnifié peut [perform or teach?]"
Comment faire pour garder "performance" en français, comme j'ai choisi de le faire jusqu'à présent ? Mais c'est à la fois une contrainte et une ressource : je peux citer la notion de performance en anglais, je sais que le lecteur la connaît vue qu'elle a été largement mobilisée et expliquée avant.
La solution, comme toujours, mélange différente ressources dont je dispose comme traducteur : en l'occurrence, remanier une phrase, préciser une expression et ajouter l'original anglais entre parenthèse. (Mais pas de "note du traducteur" pour cette fois).

Ma proposition à ce stade (évidemment, pas de mise en gras dans le texte réel ; en revanche les italiques y seront) [Edit le 15 mars : j'ai légèrement retouché la fin en relisant ma trad (passage barré)] :
Les médicaments doivent être considérés, non pas nécessairement comme un outil de gestion de la personne, une conception qui soulève inévitablement la question de savoir si c'est le patient ou le médecin qui est en charge de la médication, mais plutôt comme quelque chose que nous pourrions appeler des "co-exécutants" ("co-performers"). Cette terminologie ferait d'eux quelque chose comme des agents à l'intérieur de la personne qui permettraient un apaisement, une mobilisation de l'énergie, une mise en ordre ou, si besoin, une stabilisation, comme autant de tâches (performance) devenues réalisables – autant de tâches (performance) qui deviendraient ainsi réalisables. Les médicaments pourraient être considérés comme des enseignants qui permettent à la personne de vivre de tels états. Est-ce qu'un instrument de précision qui n'est que légèrement personnifié peut accomplir une tâche ou enseigner

(Etrangement, je me sens tenu à indiquer "co-performer" en anglais, mais pas le "perform" de la fin ; peut-être parce que le mot choisi en français, "accomplir une tâche", est clairement lié à la traduction juste avant de "performance" ; en revanche, rien ne permet de relier "co-exécutants" à l'idée de performance.
Surtout, je dois remanier les substantifs "calm, energy", etc., par des formes verbales : apaisement, mise en ordre, mobilisation... Ce faisant, j'interprète un peu, j'explicite ce que contient vraiment ces expressions : de fait, si ce sont des "performances", c'est bien qu'il y a une action, une réalisation. Néanmoins, c'est toujours la même question : ai-je le droit ?)



(Illustrations : Capture d'écran google image pour "performance", en français (ci-dessus) et anglais (ci-dessous). En français, on trouve en fait un mélange du sens "français" original (la performance comme exploit sportif ou haut rendement) et le sens, influencé par l'anglais, de performance artistique.)



lundi 20 février 2012

Self-Awareness (Que les "malades mentaux" ne sont pas "moins conscients")

Difficultés autour de "self-awareness" - à nouveau, il s'agit de thématiques qui s'ancrent, je crois, dans une philosophie américaine spécifique (proche des questions de self-help que j'ai déjà abordées ici).
Les passages en question, qui sont assez intrigants en soi (p.158-159) - il s'agit de savoir qui est le bon patient, du point de vue des publicitaires :
"Jane Fuller avait travaillé dans plusieurs campagnes publicitaires pour des médicaments psychotropes et je lui demandais si la publicité pour les médicaments psychotropes vise parfois directement les patients considérés comme malades mentaux. Elle pensait que cela serait contradictoire [parce que de tels patients peuvent ne pas être suffisamment conscients d'eux-mêmes pour agir de leur propre chef et aller chercher le médicament : because such patients might not have enough self-awareness to act on their own behalf by seeking the drug.)

Mais elle ajoutait que, si un patient prenait le médicament et commençait à se sentir mieux, il pourrait « s'investir », et commencer à se plaindre des effets secondaire quant au gain de poids ou à la sexualité. [En acquérant une conscience plus aiguë, un tel patient pourrait être en mesure de se comporter comme un bon consommateur, c'est-à-dire, de se comporter rationnellement et de chercher activement les meilleurs médicaments sur le marché : With increased awareness, such a patient might be able to behave like a good consumer,... ]
Cette traduction ne me semble déjà pas fameuse, mais c'est un peu après que je craque vraiment, quand Emily Martin commente :
(...) Maintenant nous pouvons voir que la publicité sous une forme directement adressée à la masse des consommateurs n'arrive pas à atteindre les gens considérés comme "moins conscients." : Now we can see that forms of advertising sent directly to the mass of consumers fall short of people who are thought to be "less aware." 


Je vais consulter le dictionnaire des intraduisibles, l'article "Conscience", d'Etienne Balibar. Après des développements sur l'origine latine du mot et autres, apparaît le problème de traduction qui m'intéresse, p.270 :
"Depuis l'invention de la conscience, deux problèmes dominent l'expression du sujet dans les trois grandes langues philosophiques européennes et maintiennent entre elles un décalage permanent, à la limite de l'intraduisibilité, alors que les équivalences sont, en principe, fixées. [Le premier concerne l'allemand]. Le second concerne les difficultés inhérentes au discours psychologique, telles que les manifeste l'épreuve de la traduction des mots anglais consciousness et awareness."

L'explication est limpide sur le problème. p. 270 :
" La traduction des termes awareness et consciousness présente l'intérêt de mettre en évidence une difficulté théorique dont il n'est pas certain que les philosophes insulaires soient eux-mêmes bien conscients. (...) Les difficultés commencent lorsqu'il faut rendre consciousness et awareness dans un même contexte (on peut même trouver des expressions comme conscious awareness)."
[Conscious awareness : presque 3 millions d'occurrences sur Google.]
"(...) Les usages de awareness et consciousness ne sont évidemment pas disjoints, encore moins codifiés. Les contextes montrent que le terme awareness constitue
tantôt un équivalent non technique de consciousness, censé donner l'accès à une expérience commune (...)
tantôt le nom d'un phénomène élémentaire auquel pourrait se ramener l'énigme de la spécificité des phénomènes psychiques."

Mais l'explication du problème qu'il déploie se ramifie de plus en plus, celui-ci devenant de plus en plus aigu comme le note l'auteur. p.271, ce développement difficile mais intéressant pour moi :
"En fait, aware est synonyme de "non inconscient" (...) [Il y a] deux constructions rivales de cette idée d'expérience [qui correspondent] au fait que, d'un point de vue "objectiviste", ce qui fait problème est le rapport immédiat du sujet à lui-même (désigné par awareness), tandis que, d'un point de vue "subjectiviste", ce qui fait problème est le rapport immédiat du sujet aux objets (désigné par intentionality)."

C'est là qu'on commence à comprendre mieux le passage d'Emily Martin / Jane Fuller : ce qui fait problème, ce n'est pas le rapport à l'objet, mais le rapport du sujet à lui-même ; on peut penser, dans une toute autre tradition philosophique, au "souci de soi" de Foucault. 
Le terme même de "sujet" vient alors à l'esprit : n'est-ce pas ainsi que s'exprimerait, en France, dans un contexte psychiatrique, une personne cultivée voulant puiser dans une philosophie diffuse de la personne ? 

Le traducteur est en fait pris entre deux fidélités différentes : une fidélité au niveau de langage, cad rendre en français le discours d'une personne cultivée dans le domaine de la psychiatrie, et une fidélité à une notion philosophique dans son contexte, ici la notion de self-consciousness, ancrée dans le contexte américain. 
En un sens, traduire par "sujet" ne convient pas du tout, en un autre sens on est très proche en réalité du genre de rapport au patient qui est en jeu.

Cela donnerait à peu près :

  • "because such patients might not have enough self-awareness to act on their own behalf by seeking the drug." :
  • "parce que de tels patients risquent de ne pas se comporter comme des sujets à part entière (might not have enough self-awareness) capables de leur propre chef d'aller chercher un médicament" 


  • "With increased awareness, such a patient might be able to behave like a good consumer, that is, behave rationally, and actively seek out the best drug on the market." :
  • En devenant plus conscient de soi (with increased awareness), un tel patient... 


  • "Now we can see that forms of advertising sent directly to the mass of consumers fall short of people who are thought to be 'less aware.'"
  • Maintenant nous pouvons voir que la publicité sous une forme directement adressée à la masse des consommateurs n'arrive pas à atteindre les gens considérés comme étant "moins des sujets" (people who are thought to be 'less aware.')



[Cela devient une véritable machinerie de traduction  - traduire par "sujet", mais pas toujours + mettre l'expression anglaise originale pour garder le fil conceptuel + sans doute une note du traducteur. 
Est-ce que j'ai le droit ? 
Balibar, dans le même article, rapporte une anecdote à propos de la traduction de Locke. Celle-ci, dit-il, joue un rôle essentiel dans le débat philosophique européen sur le sens du mot "conscience". Or, là où Locke utilise self-consciousness, son traducteur de l'époque, Coste, garde le terme anglais et ajoute une note : "Self-consciousness : mot expressif en Anglois qu'on ne sauroit rendre en François dans toute sa force. Je le mets ici en faveur de ceux qui entendent l'Anglois". NdT]

mercredi 15 février 2012

medicine / drug (Que la "médecine" n'est pas plus "magique" que les "médicaments")

(Ndt : une note tout à fait anecdotique ; je n'essaie pas de construire la note, qui du coup suit le cours de ma pensée. C'est plus rapide pour moi. Je remarque aussi que d'écrire cela m'aide à m'éclaircir les idées sur ce problème.
Au passage, je découvre par hasard un artiste "brut" très chouette ("magic medicine rabbit") - les hasards  heureux d'Internet.) 

"You can only be cured if your medicine has a power beyond being medicine, well, beyond being a drug." (B.E., p. 162 ; c'est un extrait d'entretien.)



Si on traduit aussi bien "medicine" que "drug" par médicament, comme je le fais depuis le début, comment se sortir de ce petit piège ?
Medicine : médecine, médicament, remède.
(Soit je traduis par remède et par médoc, soit par médicament et par médecine. Le premier n'a aucun intérêt, ça n'ajoute rien -- mais la phrase originale a-t-elle plus d'intérêt que cela ? Le second est intéressant, mais demanderait à inverser l'ordre) :
"Vous pouvez être guérie seulement si votre médicament a un pouvoir qui dépasse un médicament, enfin, qui dépasse la médecine."
"Vous pouvez être guérie seulement si la médecine n'est pas seulement de la médecine, je veux dire, si c'est plus qu'un médicament." [Mais ça sent trop la formulation anglaise, "if your medicine..."]

La suite précise un peu (notamment le sens du "well", qui était un peu bizarre) : " What makes it a medicine instead of a drug are the magical properties that I associate with it."

On peut parfaitement garder "médecine" ; vraiment de la médecine, pas juste un médicament. Mais est-ce le sens qu'elle donne ? On s'éloigne plutôt de l'idée de magie... Peut-être, finalement, "remède" vs "médicament" ? Remède renvoie un peu aux potions magiques (d'ailleurs, on dit "un remède magique")... mais le mot semble plus faible, en français, que médoc. No idea.

Que nous apprend Google images ? (Plutôt, que nous suggère-t-il, ça n'a évidemment aucune valeur de preuve, même de loin)
(Je remarque, de plus en plus souvent, que je ne peux pas me contenter de deux captures d'écran.
Je ne dois pas comparer les expressions 2 à 2 - entre l'expression anglaise et la traduction française à laquelle je pense - mais 4 à 4. Y a-t-il la même nuance entre A et B en anglais qu'entre A' et B' en français ?
Le problème, si je compare seulement "remède magique" et "magic medicine", c'est que je ne sais pas si l'association entre les deux termes, entre magic et medicine, est vraiment pertinente, significative, ou si on retrouve la même entre magic et drug.)
Magic drug et médicament magique semblent sur le même plan ; en revanche, "magic medicine" renvoie vraiment à la magie, ce que n'a pas "remède magique" en français, qui renvoie au mieux à une sorte d'écologisme (avec, encore une fois, une forte orientation vers un public féminin.)



Illustration : Capture d'écran google images ; en haut, "magic drug" vs "médicament magic" ; bas de la page, "magic medicine" (ci-dessus) vs "remède magique" (ci-dessous)



vendredi 10 février 2012

Energie "créatrice" ou "créative" ? (Que la "conception des publicités" ne peut pas être le fait des "concepteurs publicitaires" sans une certaine lourdeur)

"In devising ads for drugs used to treat manic depression, advertising designers take for granted cultural associations between manic depression and creative energy." (Bipolar Expeditions, p. 161)

"Creative energy" : "énergie créative" (50000 occurrences sur google) ou "énergie créatrice" (200000 occurrences) ?



TLFI, sur "créatif" : 
"Créatif paraît aux puristes doubler inutilement créateur. Ils oublient que les psychologues, les sociologues peuvent avoir besoin d'un terme spécifique qui se démarque d'un terme courant. Or, imaginatif, sensitif, etc., justifient l'existence de créatif à côté de créateur."
Cela me laisse totalement perplexe.


Le problème se complique avec la traduction de "advertising designers" dans la même phrase : "créateur publicitaire" risque de faire répétition. Mais "concepteur publicitaire" pose le même problème de répétition, si je traduis "In devising ads..." par "Dans la conception des publicités..."
Juste traduire par "les publicitaires", probablement. Ou par "les publicistes" ? Un coup d'oeil à Google image me confirme un sentiment diffus -- que la première expression est plus péjorative, ou moins sérieuse que l'autre.
"Dans la conception des publicités pour les médicaments utilisés dans le traitement des maniaco-dépressifs, les publicistes tenaient pour acquis les (liens culturels) entre maniaco-dépression et énergie créatrice énergie créative."
Reste, donc, le problème de "cultural associations", que je mets dans un coin pour le moment.
[Edit, le 25/02/12 :  finalement, tout le monde trouve qu'il vaut mieux dire "énergie créative", sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que cela renvoie à "créativité", alors que "créatrice" renverrait à la création, à Dieu etc. - bref, un tout autre registre. En fait, je crois que c'était le sens de la remarque du Tlfi, que je n'avais pas comprise.]

[Google image : Je suis aussi intrigué par la dimension assez féminine d'une partie des images, en français pour "énergie créative" ou même "énergie créatrice". Visiblement, une partie de ceux qui utilisent ce terme visent un public féminin, comme mon paquet de Spécial K au chocolat ou comme les revues pour le yoga. L'expression anglaise ne semble pas avoir cette connotation.
(Ndt)]

Illustration :  google image pour "énergie créative", en haut, "creative energy", ci-dessous.