jeudi 8 mars 2012

Quand on développe en français les formules concises de l'anglais

(NdT : ces jours-ci, j'entre les corrections de l'éditrice du livre pour la première version que je lui ai proposée des chapitres 1 à 5. C'est long et frustrant parce que je voudrais plutôt avancer dans la traduction des chapitres. Mais en même temps c'est intéressant pour deux raisons : 

- d'une part parce que ça soulève des points de désaccord, sur la bonne manière de traduire, donc sur des enjeux à la fois de langue et de compréhension ;
- d'autre part parce que ça me fait travailler mon français, la maîtrise de la langue écrite, ce qui est une des raisons pour laquelle je voulais faire cette traduction. C'est Jean-François Billeter, dans un petit texte sur la traduction à la fin des Etudes sur Tchouang Tseu, qui insiste sur ce point : traduire permet de ne travailler que l'expression, de se concentrer sur la forme, que - curieusement - on n'enseigne jamais aux étudiants en lettres (ni, a fortiori, en sociologie, comme dans mon cas).
C'est aussi une dimension à part entière du travail de traducteur, qui a donc sa place dans ce blog. 
J'espère faire plusieurs notes sur ces corrections ; en voici une qui ne concerne que le second point, la forme, pour commencer.)


Parmi les nombreuses corrections à faire, un problème dans mon écriture revient sans cesse, dont je me dis que je devrais pouvoir à la longue le repérer moi-même et l'améliorer : c'est le décalage entre les compléments, notamment les compléments de groupes nominaux, typiquement les génitifs ("le livre d'Emily Martin", par ex.), en anglais et en français. En gros : l'anglais fait court, le français peut faire court aussi (c'est le texte que je propose en général, calqué, sur ce point, sur l'anglais, et qui est compréhensible) mais préfèrera en général expliciter la relation, en la développant avec une formule verbale.
(Noter que c'est l'une des raisons essentielles pour lesquelles la version française est toujours plus longue que la version anglaise.)
Il doit y avoir moyen de dire la même chose mieux et plus simplement (mais peut-être ai-je des lecteurs grammairiens qui ont les mots pour le dire ?), mais il vaut mieux passer aux exemples, qui sont tous tirés de la première moitié du livre d'Emily Martin (dans l'ordre : l'anglais, ma première traduction, la traduction revue après correction) :
At the turn of the twentieth century the French writer Le Bon described the fear of crowds graphically (p. 66)
On trouve des descriptions imagées de la peur des foules au tournant du xxe siècle dans les écrits du Français Le Bon
On trouve des descriptions imagées de la peur suscitée par les foules au tournant du xxe siècle dans les écrits du Français Le Bon 

C'est un exemple assez pur ; développer le complément avec une formule verbale a notamment le mérite de préciser la nature du génitif, qui est dit "objectif" (les gens ont peur des foules) et non "subjectif" (la peur des foules, ça pourrait être la peur qu'éprouvent les foules. Ce sont des restes de grammaire latine).

Dans l'exemple suivant, le génitif est clair en anglais, moins clair en français où j'avais utilisé "par", appelant déjà implicitement une forme verbale :

I want to evoke a more modest notion of performance, with the help of anthropologist Donald Brenneis's description of the Indian pancayat in Fiji. (p.78)
Je voudrais recourir à une notion de performance plus modeste, à partir de la description par l’anthropologue Donald Brenneis du pancayat chez les Indiens des îles Fidji.
Je voudrais recourir à une notion de performance plus modeste, à partir de la description donnée par l’anthropologue Donald Brenneis du pancayat chez les Indiens des îles Fidji.
Les exemples suivants ne sont pas des génitifs, mais me semblent relever de la même logique : 
I am arguing that recognizing the multiplicity and interruption often experienced in manic depression makes the judgment that it is an irrational state more comprehensible. (p. 73)
L'idée que je défends, c’est que percevoir la multiplicité et l’interruption fréquemment ressenties dans la maniaco-dépression rend plus compréhensible...
L’idée que je défends, c’est que le fait de percevoir la multiplicité et l’interruption fréquemment ressenties dans la maniaco-dépression rend plus compréhensible...

Ici il s'agit sans doute plutôt d'une rupture de construction (anacoluthe, si mes souvenirs des cours de français sont corrects) :

a "contact zone" [is] a space where people with different kinds of power and perspectives negotiate cultural meanings. (p. 100)
une « zone de contact » [est] un espace où des gens dans un rapport de pouvoir inégal et avec des perspectives différentes négocient des significations culturelles.
une « zone de contact » [est] un espace où des gens qui sont dans un rapport de pouvoir inégal et ont des perspectives différentes négocient des significations culturelles.

(Je me rends compte en écrivant cette note qu'en fait c'est ma traduction de "different kinds of power" qui est bizarre. Il va falloir revoir ça.)
Un dernier exemple, qui est un festival (ma traduction n'était vraiment pas belle) : 
a paper (...) about the pedagogical similarities between training students to do ethnography and training them to do psychotherapy. (Chap. 4, note 3)

un article sur les similitudes pédagogiques entre apprendre aux étudiants à pratiquer l'ethnographie et leur apprendre à pratiquer la psychothérapie.

un article sur les similitudes pédagogiques qu’il y a entre le fait d’apprendre aux étudiants à pratiquer l'ethnographie et celui de leur apprendre à pratiquer la psychothérapie.

Etc etc. Je peux multiplier indéfiniment les exemples. Encore quelques uns, en vrac (juste sur le français) : 

La passage ... a été inclus dans une production HBO à partir des séquences inutilisées, dans une série intitulée Nurses 
La passage... a été inclus dans une série intitulée Nurses, une production HBO effectuée à partir des séquences inutilisées.

à sa mort chacune de ces personnes devient un ami, toujours en moi
à sa mort chacune de ces personnes devient un ami, toujours présent en moi

un terme archaïque des indiens de l'Ouest pour « une houle de l'océan, qui se produit par temps calme (...) »
un terme archaïque des indiens de l'Ouest pour désigner « une houle de l'océan, qui se produit par temps calme (...) »

le code pour la plupart des affections classées dans la catégorie « troubles de l’humeur » du DSM-IV
le code utilisé pour la plupart des affections classées dans la catégorie « troubles de l’humeur » du DSM-IV

Un problème qui force à faire des modifications peu plus complexes :

Charles, que son patron avait renvoyé d’un poste influent de consultant...
Charles, renvoyé alors qu’il occupait un poste influent de consultant...

Pour finir, quelques corrections que je vous propose de faire vous-mêmes, en guise d'exercices ; pouvez-vous repérer le problème ?  
"Sans commenter l’entorse à son traitement , Felicity, l’animatrice du groupe, lui dit..."
"Quel médicament ou quelle thérapie avait suivi chaque diagnostic ?" 
Et deux exemples qui n'ont pas encore été corrigés par mon éditrice, mais il semble que je sois devenu un peu sensible au problème, à force, alors je les ai repérés (il s'agit d'un nouveau chapitre ; ces problèmes m'apparaissent au moment où je réécris la première version, dans laquelle je ne me suis pas attaché à la qualité de la langue mais juste au sens) :
Deux cadres des services de recherche et de production de la même société me racontèrent...
Un courriel de Sarah Taylor, qui a une longue expérience dans le marketing pharmaceutique, résume l'importance de conférer aux médicaments des traits de personnalité spécifiques... 

J'attends, pourquoi pas, les réponses dans les (éventuels) commentaires ?

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