mercredi 21 mars 2012

Borrowed interest (Qu'on n' "emprunte" pas "l'intérêt" des fans en utilisant un personnage célèbre dans une publicité)

(NdT : Un autre aspect du travail de traducteur, malheureusement... Quand on passe un temps fou - qui se compte en heures ou en jours - à chercher la traduction d'une expression un peu difficile. Et qui par ailleurs n'est même pas importante dans le livre.)

Le passage (p. 154) concerne une technique de marketing : par ex., envoyer aux médecins des calendriers avec des photos de Van Gogh (parce que les psychiatres seraient des fans d'art), afin de vendre des antidépresseurs... Un de ses interviewés qualifie ça avec un terme technique, sur lequel on trouve quelques vagues trucs sur Internet en anglais (mais pas en français), assez critiques d'ailleurs  : "borrowed interest"  :
Les explications que je donnais dans un mail à mon éditrice :


“ (...) Une autres difficulté notable que j'ai rencontrées pour le chapitre 6 ; je pensais que vous gagneriez du temps si j'attirais tout de suite votre attention dessus. Il s'agit de "Borrowed interest" : C'est un terme marketing, mais je n'ai quasiment rien trouvé en français. La principale page qu'on trouve sur Internet sur le sujet, c'est moi qui l'ai créée en lançant une discussion sur un site de marketing (sans réponse convaincante)... Rien dans les lexiques franco-anglais du marketing non plus ; finalement, j'ai trouvé un passage où ils utilisaient (et donc traduisaient) la notion dans Les marques pour les Nuls. Je pense que la traduction est bizarre, mais finalement je m'en suis inspiré. Voici, pour mémoire, le texte original, en anglais (Branding for Dummies, p. 198) :
In some ads, the art shows the product being advertised. In other cases, it shows the product in use or represents the benefits the product delivers. In yet other cases, the art relies on what's called borrowed interest by featuring a photo or an illustration that indirectly relates to the ad message.
La traduction en fr. (p. 323) :
Certaines annonces présentent le produit dont elles font la publicité. D'autres mettent en scène le produit en cours d'utilisation ou représentent les bénéfices qu'il délivre. C'est ce qu'on appelle la route centrale, celle qui s'appuie sur les attributs du produit ou service. Dans d'autres cas encore, la partie graphique repose sur ce qu'on appelle la route périphérique, une approche consistant à utiliser des éléments visuels attractifs indirectement liés au message de l'annonce.
Quant au passage d'Emily Martin (encore une fois, la trad. que je propose n'est vraiment pas fameuse, mais....) :
Later, Jack Levy, medical director of an advertising agency, explained the general principle behind the effort: borrowed interest. Inside the mailing tube with the calendar would be a paragraph on the famous figure and then a full Lithium-P sell: "An example of borrowed interest would be using Cal Ripkin in an ad for a beta blocker. Cal doesn't take the drug, but we borrow his long duration and hope it sticks to the drug." (p. 154)
Qui devient :
Plus tard, le directeur médical d’une agence de publicité, Jack Levy, m’expliqua le principe général derrière cette démarche : capter l’attention par une voie détournée. A l’intérieur du cylindre dans lequel on envoie le calendrier, il y a un paragraphe sur le personnage célèbre et ensuite un argumentaire complet sur le Lithium-P : « Un exemple de voie détournée serait d’utiliser [le joueur de base-ball] Cal Ripkin dans une publicité pour un bêta-bloquant. Cal ne prend pas ce médicament, mais nous essayons de capter l’image de sa longévité exceptionnelle en espérant qu’elle soit associée au médicament. »
(...) Cordialement etc. ”
Comme d'habitude, les suggestions sont les bienvenues, je ne suis pas du tout enchanté par cette solution.


(Tout de même une petite satisfaction dans cette histoire : c'est la première fois qu'une technique de traduction que j'avais imaginée exactement pour ce genre d'expressions donne quelque chose. Il s'agit de chercher dans Google Livres des ouvrages anglais qui utilisent l'expression qui m'intéresse, puis de regarder sur le catalogue de la BNF s'ils ont été traduits. Malheureusement, vu le nombre de traductions, c'est surtout une technique pour perdre son temps. Quand j'ai vu ce titre "for Dummies", je me suis dit que c'était ma chance, vue la popularité de la série en français aussi. Néanmoins, la version française est largement adaptée, des passages entiers sont enlevés / rajoutés. Sur les trois occurrences de l'expression dans l'originale, je n'ai retrouvé que celle-ci, ce qui est déjà un coup de chance.
Un autre aspect, encore, mérite d'être souligné : le rôle des gens autour de soi. Il ne faut pas en attendre des miracles, parce qu'ils réfléchissent quelques minutes à un problème de traduction qu'on travaille en général depuis des jours. Mais parfois leur avis permet de trancher ou de finaliser quelque chose. C'est le cas ici, où j'avais, en gardant l'idée du livre pour les Dummies, pensé à "capter l’attention par une route périphérique". Mais, quand j'ai demandé conseil, on m'a suggéré plutôt cette "voie détournée", qui sonne mieux. "Route périphérique" est une expression attestée en marketing, au contraire de "voie détournée", mais j'imagine que le public d'un livre d'anthropologie médicale s'en fiche un peu.)

jeudi 8 mars 2012

Quand on développe en français les formules concises de l'anglais

(NdT : ces jours-ci, j'entre les corrections de l'éditrice du livre pour la première version que je lui ai proposée des chapitres 1 à 5. C'est long et frustrant parce que je voudrais plutôt avancer dans la traduction des chapitres. Mais en même temps c'est intéressant pour deux raisons : 

- d'une part parce que ça soulève des points de désaccord, sur la bonne manière de traduire, donc sur des enjeux à la fois de langue et de compréhension ;
- d'autre part parce que ça me fait travailler mon français, la maîtrise de la langue écrite, ce qui est une des raisons pour laquelle je voulais faire cette traduction. C'est Jean-François Billeter, dans un petit texte sur la traduction à la fin des Etudes sur Tchouang Tseu, qui insiste sur ce point : traduire permet de ne travailler que l'expression, de se concentrer sur la forme, que - curieusement - on n'enseigne jamais aux étudiants en lettres (ni, a fortiori, en sociologie, comme dans mon cas).
C'est aussi une dimension à part entière du travail de traducteur, qui a donc sa place dans ce blog. 
J'espère faire plusieurs notes sur ces corrections ; en voici une qui ne concerne que le second point, la forme, pour commencer.)


Parmi les nombreuses corrections à faire, un problème dans mon écriture revient sans cesse, dont je me dis que je devrais pouvoir à la longue le repérer moi-même et l'améliorer : c'est le décalage entre les compléments, notamment les compléments de groupes nominaux, typiquement les génitifs ("le livre d'Emily Martin", par ex.), en anglais et en français. En gros : l'anglais fait court, le français peut faire court aussi (c'est le texte que je propose en général, calqué, sur ce point, sur l'anglais, et qui est compréhensible) mais préfèrera en général expliciter la relation, en la développant avec une formule verbale.
(Noter que c'est l'une des raisons essentielles pour lesquelles la version française est toujours plus longue que la version anglaise.)
Il doit y avoir moyen de dire la même chose mieux et plus simplement (mais peut-être ai-je des lecteurs grammairiens qui ont les mots pour le dire ?), mais il vaut mieux passer aux exemples, qui sont tous tirés de la première moitié du livre d'Emily Martin (dans l'ordre : l'anglais, ma première traduction, la traduction revue après correction) :
At the turn of the twentieth century the French writer Le Bon described the fear of crowds graphically (p. 66)
On trouve des descriptions imagées de la peur des foules au tournant du xxe siècle dans les écrits du Français Le Bon
On trouve des descriptions imagées de la peur suscitée par les foules au tournant du xxe siècle dans les écrits du Français Le Bon 

C'est un exemple assez pur ; développer le complément avec une formule verbale a notamment le mérite de préciser la nature du génitif, qui est dit "objectif" (les gens ont peur des foules) et non "subjectif" (la peur des foules, ça pourrait être la peur qu'éprouvent les foules. Ce sont des restes de grammaire latine).

Dans l'exemple suivant, le génitif est clair en anglais, moins clair en français où j'avais utilisé "par", appelant déjà implicitement une forme verbale :

I want to evoke a more modest notion of performance, with the help of anthropologist Donald Brenneis's description of the Indian pancayat in Fiji. (p.78)
Je voudrais recourir à une notion de performance plus modeste, à partir de la description par l’anthropologue Donald Brenneis du pancayat chez les Indiens des îles Fidji.
Je voudrais recourir à une notion de performance plus modeste, à partir de la description donnée par l’anthropologue Donald Brenneis du pancayat chez les Indiens des îles Fidji.
Les exemples suivants ne sont pas des génitifs, mais me semblent relever de la même logique : 
I am arguing that recognizing the multiplicity and interruption often experienced in manic depression makes the judgment that it is an irrational state more comprehensible. (p. 73)
L'idée que je défends, c’est que percevoir la multiplicité et l’interruption fréquemment ressenties dans la maniaco-dépression rend plus compréhensible...
L’idée que je défends, c’est que le fait de percevoir la multiplicité et l’interruption fréquemment ressenties dans la maniaco-dépression rend plus compréhensible...

Ici il s'agit sans doute plutôt d'une rupture de construction (anacoluthe, si mes souvenirs des cours de français sont corrects) :

a "contact zone" [is] a space where people with different kinds of power and perspectives negotiate cultural meanings. (p. 100)
une « zone de contact » [est] un espace où des gens dans un rapport de pouvoir inégal et avec des perspectives différentes négocient des significations culturelles.
une « zone de contact » [est] un espace où des gens qui sont dans un rapport de pouvoir inégal et ont des perspectives différentes négocient des significations culturelles.

(Je me rends compte en écrivant cette note qu'en fait c'est ma traduction de "different kinds of power" qui est bizarre. Il va falloir revoir ça.)
Un dernier exemple, qui est un festival (ma traduction n'était vraiment pas belle) : 
a paper (...) about the pedagogical similarities between training students to do ethnography and training them to do psychotherapy. (Chap. 4, note 3)

un article sur les similitudes pédagogiques entre apprendre aux étudiants à pratiquer l'ethnographie et leur apprendre à pratiquer la psychothérapie.

un article sur les similitudes pédagogiques qu’il y a entre le fait d’apprendre aux étudiants à pratiquer l'ethnographie et celui de leur apprendre à pratiquer la psychothérapie.

Etc etc. Je peux multiplier indéfiniment les exemples. Encore quelques uns, en vrac (juste sur le français) : 

La passage ... a été inclus dans une production HBO à partir des séquences inutilisées, dans une série intitulée Nurses 
La passage... a été inclus dans une série intitulée Nurses, une production HBO effectuée à partir des séquences inutilisées.

à sa mort chacune de ces personnes devient un ami, toujours en moi
à sa mort chacune de ces personnes devient un ami, toujours présent en moi

un terme archaïque des indiens de l'Ouest pour « une houle de l'océan, qui se produit par temps calme (...) »
un terme archaïque des indiens de l'Ouest pour désigner « une houle de l'océan, qui se produit par temps calme (...) »

le code pour la plupart des affections classées dans la catégorie « troubles de l’humeur » du DSM-IV
le code utilisé pour la plupart des affections classées dans la catégorie « troubles de l’humeur » du DSM-IV

Un problème qui force à faire des modifications peu plus complexes :

Charles, que son patron avait renvoyé d’un poste influent de consultant...
Charles, renvoyé alors qu’il occupait un poste influent de consultant...

Pour finir, quelques corrections que je vous propose de faire vous-mêmes, en guise d'exercices ; pouvez-vous repérer le problème ?  
"Sans commenter l’entorse à son traitement , Felicity, l’animatrice du groupe, lui dit..."
"Quel médicament ou quelle thérapie avait suivi chaque diagnostic ?" 
Et deux exemples qui n'ont pas encore été corrigés par mon éditrice, mais il semble que je sois devenu un peu sensible au problème, à force, alors je les ai repérés (il s'agit d'un nouveau chapitre ; ces problèmes m'apparaissent au moment où je réécris la première version, dans laquelle je ne me suis pas attaché à la qualité de la langue mais juste au sens) :
Deux cadres des services de recherche et de production de la même société me racontèrent...
Un courriel de Sarah Taylor, qui a une longue expérience dans le marketing pharmaceutique, résume l'importance de conférer aux médicaments des traits de personnalité spécifiques... 

J'attends, pourquoi pas, les réponses dans les (éventuels) commentaires ?

vendredi 2 mars 2012

Where the elbow nudges them along to (Que le "coude" ne "pousse" pas les catégories médicales le long d'une "échelle")

(Ndt : Une phrase un peu anecdotique, mais difficile à comprendre. Ce qui illustre un autre aspect important du boulot de traduction : quand on appelle au secours quelqu'un dont c'est la langue maternelle.)
« Chère Maddy,
J'ai cette phrase qui me cause des soucis depuis un certain temps. M..., à qui j'avais demandé conseils, a perdu son calme dessus et mon éditrice m'a tiré les oreilles pour la traduction incompréhensible que j'en avais faite dans une première version. Je n'ose plus utiliser les forums de discussion, comme tu sais. Voici la phrase en question :
John, l’animateur du groupe, essaya de calmer les choses, là encore en utilisant les catégories du DSM, mais en insistant sur le continuum qui les relie : "Everything is on a scale without sharp breaks, there's schizophrenic, schizoaffective, manic depressive, and so on. Where they are just depends where the elbow nudges them along to. The important thing is to realize we are all human, and that sometimes unfortunately gets lost." (Bipolar Expeditions, p. 138-139)
Etc. etc.,
(NdT) »

« Cher (NdT),
Deux expressions sont mélangées ici. "Elbow nudging" est une expression tout faite. You nudge someone with your elbow to give them a silent hint. Je ne vois pas la pertinence de cette expression ici, et je crois qu'en fait c'est la deuxième expression qu'il veut. You "nudge something along" to help it grow slowly, reach a new phase, reach transformation. Ou : là où penche la balance. Cela me rappelle une autre expression, rare : to place your thumb on the scales. La goutte d'eau qui fait déborder le vase, en quelque sorte, pour passer d'un état à un autre. Je crois que l'apparition du coude est un erreur du langage parlé, improvisé. Il voulait "nudging along" et quand il a pensé "nudge" il a automatiquement ajouté "elbow". Je serais tentée de traduire en laissant tomber cette histoire de coude et d'indice silencieux.
Etc. etc.,
Madeleine »


Ma version actuelle (mais les suggestions sont les bienvenues) :

« Tout cela se situe sur une échelle sans ruptures tranchées. La schizophrénie, les états schizo-affectifs, la maniaco-dépression, et ainsi de suite, on a dû mettre des frontières, c’est tombé comme ça. Ce qui est important, c’est de prendre conscience que nous sommes tous humains, et malheureusement c’est quelque chose qu’on oublie. »

Merci, Madeleine!

[Edit le 4 mars. Maddy réagit à ma note de blog et surtout à la traduction que j'ai proposée : "... possible, mais ce n'est pas celle que je lis... "they" se réfère au diagnostic plus qu'à la maladie ...Donc pour moi il dit que quand on donne un diagnostic à un patient, on exagère en quelque sorte sa maladie... la tirant du côté de telle ou telle étiquette... ton essai de traduction est très joli, mais... pas d'accord."]