Comment traduire "flat affect", un symptôme de la schizophrénie ? La question m'avait déjà intéressé quand l'expression est apparue au chapitre 1. A l'époque, j'avais fait un exposé, dans un séminaire sur la traduction, sur la question de qui a la compétence pour traduire, où je m'étais appuyé sur cette expression pour souligner que, même au sein de la communauté des psychiatres, il n'y a pas de traduction stable de tous les termes techniques. (Il est vrai que c'est un cas relativement exceptionnel, pour ce que j'ai pu voir). Je me référais à la bible de la psychiatrie, le livre fascinant (et controversé) qui a façonné la psychiatrie (et sans doute l'esprit humain) dans la deuxième moitié du XXè siècle, le "DSM IV-tr" (Diagnostic and statistical manual of mental disorders).
Dans la version française, le terme n'est en effet jamais traduit deux fois pareil : "affect abrasé" (p.366), "émoussement affect" (!) (p. 355), "abrasion de l'affect" (p. 369), "émoussement affectif" (p.41).
Le texte d'Emily Martin (chapitre 1) :
What psychiatrists call "flat affect"-lacking emotion-in schizophrenia actually turns out to be a complex state filled with strong feeling. Despite appearing outwardly emotionally flat, when asked, people with schizophrenia report strong inner feelings. (p. 51)
Ce que les psychiatres appellent « émoussement affectif » – l'absence d'émotion – dans la schizophrénie s'avère en fait être un état complexe rempli de sentiments forts. Même si, de l'extérieur, leurs émotions peuvent paraître « émoussées », les personnes atteintes de schizophrénie, quand on leur pose la question, font part de forts sentiments intérieurs.
Ce qu'elle reprend quelques lignes plus loin :
Contrary to this common perception, accounts of patients attest that "flat affect" does not entail lack of feeling.60 Instead of emotion, their interior landscape is often filled with free-floating tension, fear, and vague anxiety. (p. 51).
Au contraire, les descriptions données par les patients attestent qu’« émoussement affectif » ne signifie pas absence de sentiments. Au lieu d'émotions, leur paysage intérieur est souvent rempli de tensions flottantes, d'une peur et d'une angoisse diffuses.*
Au chapitre 8, que je viens de finir, les choses se compliquent, puisque l'auteure en tire une sorte de métaphore de notre époque :
Yet, as I mentioned in the introduction, people in the late twentieth and twenty-first centuries are also profoundly anxious and hence characteristically preoccupied with emotionally flat conditions - detachment and alienation. The flattening and deadening of the emotions is a pervasive theme in art, architecture, film, and daily life.' In other words, at present, emotion is both flattened and incited at the same time. (p. 197)Ce que j'ai traduit par :
Pourtant, comme je l’ai mentionné en introduction, une anxiété profonde caractérise la fin du xxe et le début du xxie siècle, marqués par la peur d’une érosion générale des émotions – dans le détachement ou l’aliénation. On retrouve partout ce thème d’une érosion et d’une anesthésie des sentiments, dans l’art, dans l’architecture, au cinéma ou dans la vie quotidienne.Ce "flat" est bien sûr un écho de celui du chapitre 1, et elle revient sur la schizophrénie qq pages plus loin :
It follows logically that the socially engaged character of manic depression, its "evenly balanced swimming in comfort for one's self and the world" or its eliciting of a high "empathic index," is linked to its emotionality. In contrast, the socially removed character of schizophrenia would seem to be logically linked to its emotional flatness. (p. 200)
Il s’ensuit logiquement que l’engagement dans les rapports sociaux, la « sensation permanente de bien-être qu’ils puisent en eux-mêmes et dans le monde » ou la capacité à soulever un « indice d’empathie » élevé caractérisent la maniaco-dépression et sont liés à l’émotivité qui marque cette affection. À l’inverse, il peut sembler logique de lier le caractère socialement en retrait de la schizophrénie à son absence d’émotions.(A la limite, je pourrais mettre ici, entre guillemets, "abrasement émotionnel", mais pas utiliser "érosion" - qui n'est pas du tout dans le DSM et qui n'est pas joli non plus ici.)
Il me semble que mes traductions ici passent bien en français, mais on perd le lien entre les différentes occurrences de "flat". Je vois deux idées : soit mettre à chaque fois l'anglais entre parenthèse ; soit mettre à la dernière occurrence une note du traducteur, et regrouper dedans les différentes traductions que j'ai proposé au fil de l'ouvrage, en faisant valoir qu'il n'y a pas vraiment de traduction officielle qui fonctionne bien en français. (C'est un des termes que je dois vérifier cependant en demandant à un psychiatre ; il est possible que les choses aient évolué depuis la traduction du DSM IV-tr).
* (Note : Emily Martin se réfère ici au travail de Louis Sass ; Louis Sass s'appuie lui-même sur le témoignage passionnant, que j'ai découvert à cette occasion, de "Renée", une schizophrène, même si le livre est publié par sa psychanalyste. Marguerite Sechehaye, Journal d'une schizophrène, que je recommande vivement.)