lundi 21 mai 2012

Flat affect


Comment traduire "flat affect", un symptôme de la schizophrénie ? La question m'avait déjà intéressé quand l'expression est apparue au chapitre 1. A l'époque, j'avais fait un exposé, dans un séminaire sur la traduction, sur la question de qui a la compétence pour traduire, où je m'étais appuyé sur cette expression pour souligner que, même au sein de la communauté des psychiatres, il n'y a pas de traduction stable de tous les termes techniques. (Il est vrai que c'est un cas relativement exceptionnel, pour ce que j'ai pu voir). Je me référais à la bible de la psychiatrie, le livre fascinant (et controversé) qui a façonné la psychiatrie (et sans doute l'esprit humain) dans la deuxième moitié du XXè siècle, le "DSM IV-tr" (Diagnostic and statistical manual of mental disorders).
Dans la version française, le terme n'est en effet jamais traduit deux fois pareil : "affect abrasé" (p.366), "émoussement affect" (!) (p. 355), "abrasion de l'affect" (p. 369), "émoussement affectif" (p.41).

Le texte d'Emily Martin (chapitre 1) :
What psychiatrists call "flat affect"-lacking emotion-in schizophrenia actually turns out to be a complex state filled with strong feeling. Despite appearing outwardly emotionally flat, when asked, people with schizophrenia report strong inner feelings. (p. 51)
Ce que les psychiatres appellent « émoussement affectif » – l'absence d'émotion – dans la schizophrénie s'avère en fait être un état complexe rempli de sentiments forts. Même si, de l'extérieur, leurs émotions peuvent paraître « émoussées », les personnes atteintes de schizophrénie, quand on leur pose la question, font part de forts sentiments intérieurs.

Ce qu'elle reprend quelques lignes plus loin :
Contrary to this common perception, accounts of patients attest that "flat affect" does not entail lack of feeling.60 Instead of emotion, their interior landscape is often filled with free-floating tension, fear, and vague anxiety. (p. 51).
Au contraire, les descriptions données par les patients attestent qu’« émoussement affectif » ne signifie pas absence de sentiments. Au lieu d'émotions, leur paysage intérieur est souvent rempli de tensions flottantes, d'une peur et d'une angoisse diffuses.*


Au chapitre 8, que je viens de finir, les choses se compliquent, puisque l'auteure en tire une sorte de métaphore de notre époque :

Yet, as I mentioned in the introduction, people in the late twentieth and twenty-first centuries are also profoundly anxious and hence characteristically preoccupied with emotionally flat conditions - detachment and alienation. The flattening and deadening of the emotions is a pervasive theme in art, architecture, film, and daily life.' In other words, at present, emotion is both flattened and incited at the same time. (p. 197)
Ce que j'ai traduit par :
Pourtant, comme je l’ai mentionné en introduction, une anxiété profonde caractérise la fin du xxe et le début du xxie siècle, marqués par la peur d’une érosion générale des émotions – dans le détachement ou l’aliénation. On retrouve partout ce thème d’une érosion et d’une anesthésie des sentiments, dans l’art, dans l’architecture, au cinéma ou dans la vie quotidienne.
Ce "flat" est bien sûr un écho de celui du chapitre 1, et elle revient sur la schizophrénie qq pages plus loin :
It follows logically that the socially engaged character of manic depression, its "evenly balanced swimming in comfort for one's self and the world" or its eliciting of a high "empathic index," is linked to its emotionality. In contrast, the socially removed character of schizophrenia would seem to be logically linked to its emotional flatness. (p. 200)
Il s’ensuit logiquement que l’engagement dans les rapports sociaux, la « sensation permanente de bien-être qu’ils puisent en eux-mêmes et dans le monde » ou la capacité à soulever un « indice d’empathie » élevé caractérisent la maniaco-dépression et sont liés à l’émotivité qui marque cette affection. À l’inverse, il peut sembler logique de lier le caractère socialement en retrait de la schizophrénie à son absence d’émotions.
(A la limite, je pourrais mettre ici, entre guillemets, "abrasement émotionnel", mais pas utiliser "érosion" - qui n'est pas du tout dans le DSM et qui n'est pas joli non plus ici.)

Il me semble que mes traductions ici passent bien en français, mais on perd le lien entre les différentes occurrences de "flat". Je vois deux idées : soit mettre à chaque fois l'anglais entre parenthèse ; soit mettre à la dernière occurrence une note du traducteur, et regrouper dedans les différentes traductions que j'ai proposé au fil de l'ouvrage, en faisant valoir qu'il n'y a pas vraiment de traduction officielle qui fonctionne bien en français. (C'est un des termes que je dois vérifier cependant en demandant à un psychiatre ; il est possible que les choses aient évolué depuis la traduction du DSM IV-tr).


* (Note : Emily Martin se réfère ici au travail de Louis Sass ; Louis Sass s'appuie lui-même sur le témoignage passionnant, que j'ai découvert à cette occasion, de "Renée", une schizophrène, même si le livre est publié par sa psychanalyste. Marguerite Sechehaye, Journal d'une schizophrène, que je recommande vivement.)

vendredi 18 mai 2012

Wired

(NdT : une autre mini note, sur un mini problème. C'est juste trop dur pour moi de prendre le temps de mettre au propre les réflexions un peu plus élaborées...)

Une difficulté inhabituelle : un problème de langue (on ne dit pas de cette manière en français) se superpose à un problème de science, de biologie pour être exact. Que veut dire exactement le psychiatre qu'Emily  Martin cite dans le passage suivant, par "wired" ?
In his American Mania: When More Is Not Enough, Peter Whybrow sees a darker side of American mania. He thinks the biologically wired drive for pleasure and success that fuels mania makes people neglect more satisfying relationships with other people. [Bipolar Expeditions, p. 228]
Elle remet ça p. 229, où elle compare l'approche de Whybrow à celle de deux autres psychiatres :

These three books (...) see exuberance, hypomania, and mania as states that existed in the same form and manifested the same behaviors in earlier historical periods as they do today. They make this claim plausible by attaching exuberance, hypomania, and mania to material processes that would be unchanged over time: the forces of selection (Jamison), the operation of genes (Gartner), or the wiring of the brain (Whybrow).
...
Bon, cette fois je donne ma réponse tout de suite, mais vous avez le droit de ne pas être d'accord (et de le dire !)
Dans American Mania: When More Is Not Enough, Peter Whybrow voit un côté plus sombre à la manie américaine. Il pense que la poursuite du plaisir et du succès qui alimente la manie, biologiquement ancrée dans le système nerveux central, pousse les gens à négliger la recherche d'une plus grande satisfaction dans les relations avec les autres 
Ces trois livres voient (...) l'exubérance, hypomanie et la manie comme des états qui existaient sous la même forme et se manifestaient à travers les mêmes comportements aujourd'hui et dans des périodes historiques antérieures. Ils rendent cette affirmation plausible en liant l'exubérance, l'hypomanie et la manie à des processus matériels qui resteraient inchangés au fil du temps: les forces de la sélection (Jamison), le fonctionnement des gènes (Gartner), ou l'organisation du système nerveux central (Whybrow). 
Et pour faire plaisir, à la demande générale d''un de mes deux lecteurs, je remets des images ! Une capture d'image, en recherchant sur google "wiring of the brain" :

Et une de "organisation du système nerveux central". A part que c'est un peu moins psychédélique dans la version française, il y a quand même un air de famille, non ?



[Edit : après les protestations que j'ai reçues, je teste quelque chose d'autre -- "biologiquement ancrée dans les connexions du cerveau" (?) et "l'organisation du cerveau", respectivement.. Capture d'écran sur google image ci-dessous pour "connexions du cerveau". Cela semble mieux coller ; après, au niveau de la langue, ça ne me semble pas génial mais ça passe, non ?]



mercredi 9 mai 2012

Pourquoi "Google traduction" est (quand même) utile


(NdT : une amie m'a dit que mes posts étaient trop longs. J'en ai plus à dire au sujet de celui-ci, mais j'en garde donc une partie sous le coude pour un futur post... ou pas, parce qu'il y des tonnes d'autres choses dont je voudrais parler aussi. Toujours cette frustration de ne pas avoir le temps de rédiger le quart des trucs que je voudrais partager sur ce blog).

Google : un nom qui fait à peu près consensus dans la détestation, dans le monde universitaire français. En particulier quand il s'agit de la traduction ; j'ai vu un séminaire sur la traduction en sciences sociales où le type qui présentait utilisait "google" à peu près comme synonyme du "Mal incarné", sans sentir le besoin d'expliquer le moins du monde pourquoi.
Barbara Cassin, qui a retiré un immense prestige du Vocabulaire européen des philosophies qu'elle a dirigé (qui est un ouvrage sur la traduction des notions philosophiques), a même rédigé un petit livre contre Google.
Bref, tout ça pour dire que j'utilise très abondamment Google dans mon travail, en particulier dans mon travail de traduction, comme on peut le voir dans presque tous les posts de ce blog. Pire : j'utilise (aussi) google trad. En gros, mon expérience c'est que, bien sûr, les traductions proposées sont strictement n'importe quoi, mais néanmoins il y a plein de mots qu'on n'a pas besoin de re-taper. C'est moins fatigant et plus rapide de reprendre, même de A à Z, la traduction que propose google trad que d'écrire tout.
J'espère que je pourrais revenir là-dessus. (et aussi sur les problèmes que j'ai, moi aussi, avec Google, mais qui sont plutôt liés à Google books, qui est à la fois formidable et très décevant).
Aujourd'hui, je voudrais juste parler d'un truc secondaire, mais qui existe : des points précis de traduction où google trad (ci-dessous GT) est très performant -- des difficultés qui représentent éventuellement des pièges pour l'humain mais qu'il déjoue tout de suite.
(Note : à une période, je commençais par enregistrer une traduction "spontanée" que je proposais, puis je reprenais par écrit en corrigeant la version de GT, avant de reprendre le texte plusieurs fois. Plusieurs des ex. que je note ci-dessous datent de cette époque, où je pouvais comparer ma trad. "spontanée" et celle de GT. Je saute cette étape à présent.)



  • Robin : j'avais été voir le dictionnaire qui me donnait "rouge-gorge" ; du coup, surprise quand je vois que Google Trad a traduit par "merle"... Après vérification, c'est un américanisme (donc la bonne traduction ici).
  • "The mood-steadying effects" (of lithium) : j'avais pensé à "renforcement de l'humeur", ce qui ne voulait rien dire ; GT a proposé "les effets de l'humeur stabilisateur de lithium ", ce qui ne veut rien dire non plus mais me donne néanmoins le bon terme : stabiliser, stabilisateur, stabilisation.
  • Klonopin (un médicament) qui a été traduit par "Rivotril" (le nom français ; mais des fois google laisse Klonopin...) En fait, maintenant je vais voir systématiquement pour chaque médicament, qui ont des noms différents en français environ une fois sur quatre.
  • p. 193, "there seems to be one universal set of mood categories" : "De plus en plus, il semble y avoir un seul ensemble universel de catégories d'humeur..." (GT a ajouté "seul", à raison, c'était tout à fait le sens dans le contexte, mais je ne l'avais pas fait spontanément).
  • Disease-free periods : j'ai traduit spontanément par une périphrase ("périodes où les patients n'étaient pas malades"), mais il y a un terme simple en français, que Google m'a soufflé (je vous laisse trouver lequel).
  • A blank chart : un tableau blanc ? (Je n'y ai pas vu l'ombre d'un problème). Mais il s'agit de "tableaux de l'humeur" que tiennent les patients pas encore remplis -- un tableau vierge, donc, comme me le souffle GT à raison.
  • (Walking through my neighborhood) "in lower Manhattan", que google a eu la bonne idée de traduire par "... au sud de Manhattan" (je ne sais pas du tout comment j'aurais traduit sinon).


J'ai d'autres exemples plus complexes... pour une autre fois, peut-être.